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dimanche 15 août 2010

Humains





9 heures du matin et déjà des dizaines de personnes s'entassent, lasses.
Une armée de désespérés entrent, sortent, s'agglutinent,  
pleins d'espoir pour les plus récents, 
de colère pour les récidivistes, 
de résignation pour les longues durées 
et de déprime pour les très longues durées.

Derrière ma bulle protectrice, je les reçois, 
numéro après numéro, dossier après dossier 
et je n'ai rien à leur proposer. 
Presque rien à leur dire.
Je suis fonctionnaire. 
Mon travail consiste à leur signifier qu'il n'y en a pas pour eux. 
J'aimerai leur glisser que le métier où il n'y a pas de chômage est le mien. 
Et je les en remercie mais je crains qu'ils ne le prennent mal.
Pas d'humour ces chomeurs!
Je m'occupe particulièrement des longues durées, 
j'ai une majorité de femmes.
Dans leurs yeux, quand j'ai la faiblesse de les regarder encore, 
j'y vois de la jalousie.
Mes collègues m'avaient prévenue: regarde les à peine, ne t'attache  
pas, aucun sentiment, protège-toi, 
j'avais ajouté alors deshumanise-toi.

Les années passant, j'y suis arrivée.
Aucun oeil suppliant, aucun sourire triste, aucun enfant exposé pour  
attendrir, aucun mot ne dépassent le plexiglasse.
Je trône dans mon siège à roulettes et vois passer des robots ou  
zombies sans âmes durant 8 heures. 
Et je rentre chez moi.
Hier c'était mon anniversaire. 
Mon con de mari m'a offert un livre de cuisine. 
Je ne cuisine pas.
Pour l'emmerder en retour, je l'ai abondemment remercié et j'ai pris  
le livre au boulot. J'ai commencé à le feuilleter par habitude.
Des recettes du monde entier, en plus! Quel blerot!
Evidemment la tajine, le couscous, on sait de où ça vient, le mafé,  
le romazava, le gari j'ai découvert.
Infaisable ces recettes! 
Toujours un ingrédient inconnu, introuvable.
J'ai poursuivi ma lecture jusqu'au bout et me suis lancée dans la  
cuisine, uniquement pour emmerder mon mari.
Comme les saloupiots trainaient dans mes pattes, j'ai sorti la map  
monde et nous avons bossé la géographie.
Maroc, Bénin, sénegal, madagacar, brésil ... Presque un tour du  
monde.
J'ai quasiment raté toutes les recettes entreprises mais l'expérience  
m'a plu.
Tellement que toute le journée au lieu de m'ennuyer je pense au repas  
du soir: les ingrédients à acheter, le temps nécessaires et, selon  
la recette, les saveurs et épices explosent dans le nez et la bouche  
à peine mes yeux se ferment.
Livre ouvert sur les genoux, yeux clos, pensée entièrement tournée
vers la fabrication d'un plat, quelqu'un ose frapper sur ma bulle et  
interrompre mon voyage intérieur.

Le romazava avec le brède mafana, mots encore inconnus il y a quelques  
secondes à peine est perturbé par une femme au nom imprononçable :  
20 lettres dont 12 a.
Madame qui roule le r, votre dossier est incomplet, renseignez-vous  
auprès de votre ambassade .... de Madagascar.
A la place du "suivant" prononcé brusquement suivi d'un non moins  
brusque gros soupir, 
je la regarde et lui souris et lui demande tout de go où diable se procurer des brèdes mafana dans notre belle ville.
Cette audace m'a surprise tout autant que ravie.
Une marocaine pour me donner le secret d'une bonne semoule, une  
brésilienne pour m'aider dans le choix des saussices pour la feijoada,  
Zita la béninoise m'a décrit son gari, Safiatou m'a raconté le goût du  
mafé sénégalais...

Au fur et à mesure des recettes, des voyages du palais, des  
sensations, des odeurs, des papilles gustatives j'ai commencé à  
dresser la tête, les ombres sont devenues des femmes vivantes avec une  
histoire, une culture, un coeur.
Je vois enfin leurs yeux, leur sourire, leur voix, je les écoute, j'ai  
envie de me battre pour elles.
Bonne nouvelle: je suis réhumanisée.